mercredi 20 janvier 2016

Global Bloody Blueberry Blues
ou
Quand le salaire ouvrier devient un coût marginal pour la production industrielle de myrtilles "globales"

par FG, 20/1/2016
Italiano 
Global Bloody Blueberry Blues
Quando il salario operaio diventa un costo marginale della produzione industriale di mirtilli “globali”
Español
Global Bloody Blueberry Blues*
Cuando el salario obrero se convierte en un costo marginal para la producción industrial de arándanos para el mercado "mundial"

Au départ de cet article, il y a un fait divers. Sur la route R-86, à l'aube du 9 janvier 2016, dans la région de l'Araucanie chilienne,  un minibus se crashe. Le chauffeur et neuf des dix passagers, dont deux mineurs de 17 ans, sont tués. La seule survivante, grièvement blessée, a aussi 17 ans. Les victimes sont des cueilleurs de myrtilles, ce que dans le Chili post-moderne et gringoïsé, on appelle "berries" (de l'anglais blueberry, myrtille ou, en français canadien, "bleuets"). En cherchant des illustrations pour accompagner l'article du président de la CGT chilienne sur les dessous de "l'accident", je découvre un monde. Et ce que je découvre me laisse pantois. Voici donc l'histoire de la blueberry, un petit fruit aux dimensions mondiales, emblème sinistre de la "globalisation".

Depuis une dizaine d'années, la myrtille cultivée a pris la place de la myrtille sauvage, plus petite, plus goûteuse, plus rare, plus difficile à cueillir, donc plus chère, donc "pas rentable". La myrtille sauvage est un ingrédient traditionnel des pays du nord, du Canada à la Sibérie, en passant par l'Angleterre et la Hollande et des régions montagneuses tempérées à froides, comme les Pyrénées ou les Vosges. Les Anglais, les Yankees et Canadiens   en ont généralement au moins un pot de confiture ou de gelée dans leur frigo et sur leur table de petit déjeuner, et tout skieur de fond suédois a dans son sac à dos un paquet de Blåbärssoppa, soupe de myrtilles instantanée en poudre, pour compenser son effort physique, qu'il fera bouillir sur son feu de camp une fois dressée sa tente pour la nuit ou sur le gaz du refuge.

La myrtille a, paraît-il, des vertus antioxydantes magiques, censées prévenir le cancer. À tel point que des chercheurs britanniques travaillent sur une "tomate violette", génétiquement modifiée, qu'ils cultivent sous serre au Canada, où on est moins regardant sur les OGM que dans la Vieille Europe. Ils ont injecté dans ces tomates des protéines à l'origine des pigments bleu-noirs des myrtilles, les anthocyanes. Des études menées sur des souches de souris particulièrement promptes à développer certains types de cancers ont montré une extension de leur durée de vie de 30% si on leur administrait du jus de ces tomates. Mais il n'est pas évident que les vertus antioxydantes prêtées à ces pigments puissent perdurer longtemps. Des chercheurs de l'université d'État de l'Ohio ont montré en 2013 dans une étude que les anthocyanes étaient très rapidement dégradés par la salive.
Quoiqu'il en soit, la myrtille et ses anthocyanes sont devenus une source de business et de profit dans tout le monde riche. L'agrobusiness s'est donc emparé de ce produit. La production mondiale a au moins triplé en 10 ans, passant, selon les sources à un volume entre 200 000 et 500 000 tonnes. Principaux producteurs et exportateurs : les USA et le Chili, suivis par l'Argentine, le Pérou, l'Uruguay, l'Afrique du sud et…la Chine. Mais tout le monde est en train de s'y mettre, du Maroc à l'Espagne. Le site chinois de vente en ligne Alibaba propose des containers de 10 tonnes à des prix défiant toute concurrence, de myrtilles dont l'origine n'est pas précisée, mais provenant sans doute d'Amérique du sud.
Le grand avantage du Chili et des autres pays de l'hémisphère Sud est qu'ils peuvent produire des fruits à contre-saison, lorsque c'est l'hiver en Europe et en Amérique du nord. Et qu'évidemment, leurs frais de production - à commencer par les salaires – sont très "avantageux". Enfin, les myrtilles se conservent bien au froid –entre 3 et 4 semaines – se prêtent à la congélation, à la lyophilisation et mettent du goût et de la couleur aussi bien dans les yaourts que dans les tartes, les müslis et…les gels-douche ou shampoos, sans oublier toute une flopée d'alicaments et autres panacées universelles. Que demander de plus…
Si vous achetez une barquette de 125 g. de myrtilles "fraîches" au supermarché le plus proche de chez vous en Europe, qui a beaucoup de chances d'être une enseigne Carrefour, vous aurez à débourser 5,99€, ce qui met le prix du kilo à 47,92 € [mais, vu la concurrence féroce entre hypermarchés, j'en ai trouvé à 2,99€ au SuperU de Sainte-Ménehould, ce qui met le kilo à 23,92€]. Carrefour a acheté ses stocks de myrtilles au grossiste à environ 18 € le kg. Le prix de vente en gros du Marché d'intérêt national de Rungis était en moyenne de 23 € le kilo en novembre 2015. Si ces myrtilles venaient du Chili, les producteurs chiliens les ont vendues pour un prix moyen de 10 € le kilo. Sur ces 10 €, le coût salarial pour la récolte aura été de 0,45 € par kilo. Le client de Carrefour donne donc 5% de ce qu'il paie, 0,34€, au travailleur chilien qui a cueilli ces myrtilles, "génétiquement améliorées", comme on dit élégamment.

Voici une annonce d'offre d'emploi de récolteurs par une ferme de production de myrtilles d'Osorno au Chili.
Salaire promis : 700 pesos, soit 0,85 € par cageot vert de 2 kg. Un bon récolteur pourra en une douzaine d'heures de travail quotidien récolter environ 25 cageots, soit 50 kg et gagner dans les 20 000 pesos, soit 25 €. Le salaire minimum légal au Chili est actuellement de 250 000 pesos, 315 €. Les saisonniers de la myrtille n'y arriveront pas, vu qu'ils travaillent rarement un mois plein de suite.
Alors qu'en Argentine, deuxième producteur de myrtilles du sous-continent après le Chili, syndicats et employeurs se sont accordés en juin dernier sur une augmentation de salaires de 28% pour les cueilleurs de "berries", au Chili, les salaires ne bougent pas.
Les plantations de myrtilles commencent à produire dans leur troisième année, atteignant des volumes de 6 à 12 tonnes de fruits par hectare. Les variétés plantées sont issues d'espèces sélectionnées par l'agrobusiness US. Les maladies et parasites auxquels les arbustes sont sujets sont tous l'objet de traitements chimiques "efficaces", qui ont permis d'éliminer progressivement les obstacles à l'importation que représentaient les règlements sanitaires de tel ou tel pays. Par exemple, l'importation de myrtilles argentines et chiliennes aux USA est conditionnée à un traitement obligatoire au bromure de méthyle ou bromométhane, un gaz réfrigérant  toxique à effet de serre puissant et interdit par le Protocole de Montréal de 1987, mais pour lequel les USA ont, bien sûr, obtenu une dérogation. Il s'agit d'empêcher l'entrée dans le territoire yanke d'un migrant indésirable, la  Ceratis capitata, la Mouche méditerranéenne.
Quelles conclusions tirer de tout ça ? C'est simple : abstenez-vous d'acheter et de bouffer ces myrtilles de merde, vous vous en porterez mieux, physiquement et moralement. Et quand vous tomberez sur des animations de promotion des myrtilles chiliennes dans votre supermarché, allez donc interpeller l'animateur pour lui demander s'il se rend compte des conneries qu'il raconte. On annonce une première campagne de promotion fin janvier dans quatre Monoprix et quatre Auchan en France. Les exportateurs chiliens ont confié cette campagne à l'agence Bokooplus, spécialisée dans les fruits et légumes provenant des plantations esclavagistes , des avocats mexicains aux ananas philippins et hawaïens de Dole en passant par les avocats israéliens d'Agrexco, sans oublier les kiwis néo-zélandais, bref tout ce dont vous n'avez pas besoin pour vivre bien et vieux. Si vous vivez dans une région où il en pousse, allez donc à la cueillette aux myrtilles sauvages, brimbelles ou bleuets,  en respectant les règlements en vigueur, notamment dans les parcs naturels comme celui des Ballons des Vosges, dans l'est de la France (cueillette autorisée du 15 juillet au 15 décembre pour une consommation familiale, soit 2 kg par jour par personne).

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