lundi 12 octobre 2015

Les origines coloniales du plan de "renflouement" de la Grèce


Original: The Colonial Origins of the Greek Bailout
Traduction disponible : Ελληνικά   
Lorsque les dures conditions d'un nouveau plan de sauvetage pour la Grèce ont été connues le 12 juillet dernier, beaucoup se sont demandé si le pays pouvait encore être considéré comme un État souverain. Le terme "Colonie de la dette", utilisé depuis longtemps par Syriza et ses partisans, s'est soudain retrouvé partout dans la presse. Même le Financial Times a utilisé une terminologie impériale: "Un plan de sauvetage aux conditions énoncées à Bruxelles", pouvait-on lire dans son éditorial du 13 juillet, "risque d'apparenter la relation avec la Grèce à celle d'un seigneur colonial avec son vassal.".
De telles suggestions ont entraîné des comparaisons historiques. On a fait entre autres un parallèle avec l'Égypte de la fin du XIXème siècle. En 1876, alors que l'Égypte, lourdement endettée, frôlait la faillite, le khédive Ismaïl Pacha accepta la création d'une commission internationale, composée d'Européens, pour superviser le budget égyptien et contrôler certaines sources de recettes publiques. Cette disposition, destinée à assurer le service de la dette étrangère dans les délais fixés, a ouvert une nouvelle période d'intervention européenne, longue et intensive en Égypte : la Caisse de la Dette Publique n'a été abolie qu'en 1940.
Dans le cas de la Grèce, la comparaison avec l'Égypte du XIXe siècle acquiert un poids largement polémique comme métaphore: les dirigeants de la zone Euro ne devraient pas traiter la Grèce comme si elle était un territoire semi-colonial. Mais il y a là plus qu'une simple métaphore, du moins historiquement parlant. Comme des travaux récents d'histoire internationale l'ont démontré, il existe des continuités importantes, et souvent occultées, entre les institutions et les pratiques de l'impérialisme européen et les systèmes de gouvernance mondiale créées ou déployés dans la seconde moitié du XXème siècle. [1]



Grèce, 1893, après la déclaration de faillite publique et l'imposition d'une autorité de contrôle financier international pour rembourser les créanciers du pays. Sur le ventre du bankster: "Or, argent"


Grèce 1895: "Le contrôle" (des instruments de torture)
Ceci est pas moins vrai dans le cas de la supervision et de l'administration financière internationale. La première fois qu'une organisation internationale a supervisé un programme d'austérité visant à gagner la confiance des créanciers étrangers, ce fut précisément le cas du contrôle financier étranger en Égypte et dans d'autres "colonies de la dette" comme elle, dont l'expérience a fourni un modèle pour la conception de tels programmes.

Au printemps 1921, la jeune Société des Nations, qui avait encore du mal à définir son rôle économique, a été appelée à aider à sauver l'État autrichien vaincu et démembré, de l'hyperinflation paralysante et de l'instabilité financière. [2] Elle a immédiatement commencé à travailler à un ambitieux plan international de reconstruction financière [3] Rien de tel n'avait été tenté auparavant au cœur de l'Europe. Les seuls précédents réels venaient de la gouvernance des territoires d'outre-mer ou – comme dans le cas de la Grèce dans les années 1890 - de la périphérie européenne.
Le problème majeur rencontré par les responsables de la SDN dès le début de leurs travaux en Autriche était de savoir comment faire en sorte que le nouvel État post-Habsbourg, qui était faible, soit en mesure de mener à bien les réformes douloureuses qu'ils pensaient nécessaire pour stabiliser sa monnaie: un arrêt immédiat de l'émission de monnaie et une forte dose d'austérité budgétaire. Une fois ces réformes en place, l'État autrichien pourrait demander des prêts étrangers et redémarrer progressivement une activité économique normale. Mais il était clair qu'elles ne seraient pas populaires dans la rue: l'Autriche avait l'un des partis sociaux-démocrates les plus forts d'Europe et certains de ses syndicats les mieux organisés. Le licenciement de milliers de fonctionnaires, la réduction des prestations sociales et l'augmentation des impôts ne seraient une pilule facile à avaler : des troubles sociaux, étaient, selon ce que craignaient les responsables de la SDN, inévitables.
Ce qu'il fallait, c'était un système de supervision externe à Vienne, dirigé par quelqu'un d'étranger à l'Autriche et détaché de la politique nationale. Un préfet de discipline «neutre», en d'autres termes, qui ferait en sorte que l'État fasse tout ce qu'il pouvait pour stabiliser sa monnaie - même face à la tourmente politique intérieure. Les créanciers étrangers exigeaient également un contrôle externe sur les actifs affectés par l'État autrichien comme garanties sur leurs prêts. Sans ces garanties, craignaient les responsables de la SDN, peu de prêteurs seraient prêts à prêter leur argent à l'Autriche. Afin de se qualifier pour une aide extérieure, l'État autrichien dut donc accepter une réduction dramatique de sa souveraineté.
Les seuls modèles pour ce genre de supervision financière venaient de l'administration de la dette publique d'États et de colonies en dehors de l'Europe, ou à sa périphérie, au XIXème et au début du XXème siècles : l'Égypte, la Turquie ottomane, la Chine, la République dominicaine, la Tunisie, la Grèce etc.. Ces systèmes de contrôle administrés de l'extérieur avaient tendance à être mis en place après que les prêteurs étrangers, craignant une perte, eurent exercé des pressions sur leurs gouvernements pour qu'ils interviennent diplomatiquement ou même envahissent l'État ou la colonie débiteur. Un accord pouvait alors être conclu pour transférer le contrôle sur la politique fiscale du débiteur à une commission étrangère. Cette commission devait superviser les dépenses publiques pour s'assurer qu'elles n'allaient pas compromettre le service de la dette. Parfois, elle prendrait le contrôle direct sur les sources de revenus de l'État.
Au début des années 1920, les banquiers en Grande-Bretagne, aux USA et en Europe voyaient le problème de l'instabilité financière autrichienne comme un peu différent de ces cas. Si des prêts devaient être faits, ils insistaient pour qu'un système de contrôle fiscal soit créé à Vienne, qui soit identique dans son essence à celui de l'Administration de la dette publique ottomane ou du Service des douanes maritimes chinoises. Les responsables de la SDN protestèrent : ces formes d'administration ne pouvaient pas être réimportées directement dans l'Europe «civilisée» sans causer des remous politiques graves. Aucune abrogation similaire de la souveraineté économique d'un État blanc, européen et chrétien - à l'exception de la Grèce – n'avait jamais été tentée auparavant.

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Les "Protocoles de Genève"

 Néanmoins, les responsables de la SDN étudièrent ces mécanismes de recouvrement de dette et les ont utilisés comme modèles pour l'Autriche. Un "Commissaire général", qui était en poste à Vienne, fut chargé de l'application du programme de la SDN sur le terrain, disposant du pouvoir de veto sur le budget autrichien. Il pouvait refuser de rendre les fonds extérieurs disponibles si les réformes austères exigées n'étaient pas mises en œuvre comme prévu. Il devait rendre des comptes à une Commission de contrôle multinationale et l'ensemble du système fut mis en place et coordonné par La Commission financière de la SDN à Genève. L'homme choisi comme commissaire général était le maire de Rotterdam, Alfred Rudolf Zimmerman, dont les références pour le travail comprenaient l'écrasement réussi d'un soulèvement socialiste en 1918. Il devint rapidement l'un des hommes les plus puissants et haïs à Vienne.

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Alfred Rudolf Zimmerman à son bureau. Photo Leren

Les responsables de la SDN ne ménagèrent aucun effort pour décrire le système qu'ils avaient conçu pour l'Autriche comme différent de ceux de l'Égypte, de la Turquie et de la Chine. Les créanciers privés, dans ce cas, n'étaient pas placés directement au contrôle de la politique budgétaire autrichienne : ce genre d'arrangement était tout simplement impensable, insistaient-ils, dans un État européen moderne et «civilisé». Au lieu de cela, la Société des Nations devait servir de médiateur, ou de tampon, entre ces créanciers et l'État autrichien. Cela réduirait l'humiliation subie par les Autrichiens, tout en œuvrant à empêcher les créanciers étrangers, au cas où ils subiraient des pertes, de faire pression sur leurs gouvernements pour envahir le pays. Au lieu de réclamer des canonnières, ils pourraient maintenant exposer leurs doléances à Genève.

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Les obligations émises par l'Autriche pour le " prêt de la Société des Nations"

 Il était important pour les bureaucrates et experts pilotant la reconstruction de l'Autriche de souligner que c'était là l'œuvre d'une organisation internationale strictement neutre. Ils l'ont fait en partie pour dissimuler ce qui était évident pour les observateurs : que leur système pour l'Autriche avait de fait d'importantes similitudes avec ceux conçus pour le monde non-européen. Durant ces années-là, par exemple, "ottomanisation" était devenu un terme péjoratif en Allemagne, alors que les craintes qu'une administration similaire soit instituée à Berlin allaient croissant. [4] Les responsables de la SDN faisaient face à la critique fréquente que leur travail à Vienne constituait une violation dramatique de la souveraineté de l'Autriche, et même qu'ils avaient profité de la faiblesse du pays dans l'après-guerre pour "instituer une tyrannie étrangère". [5]

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Affiche électorale social-démocrate, 1922, contre la fameuse "Genfer Sanierung" (assainissement genevois), autrement dit le prêt, que l'Autriche n'a fini de rembourser qu'en 1980
Ce qu'ils avaient apporté à Vienne n'était pas tout à fait une administration de la dette publique de style ottoman ou chinois, mais ce n'en était pas si éloigné que ça. [6]
La Société des Nations a institué des programmes similaires de reconstruction financière dans divers États d'Europe centrale et orientale au cours des années suivantes. Le schéma autrichien a également contribué à façonner le Plan Dawes de 1924. Bien que la stabilité financière en Europe n'ait pas duré dans les années 1930, le travail de la SDN en Europe centrale et orientale a eu une longue vie posthume, en fournissant une source importante d'expérience et d'expertise pour le Fonds monétaire international.[7]
Les origines profondes des plans d' «ajustements structurels» ultérieurs du FMI peuvent être trouvées ici, tout comme le récent programme de renflouement de la Grèce. Lorsque ces premiers plans de reconstruction ont été mis en place, il y avait peu de modèles de gouvernance économique sur lesquels leurs concepteurs pouvaient s'appuyer. Le mieux qu'ils pouvaient faire était de ramener une forme d'administration semi-coloniale vers la métropole, malgré le précédent dangereux qu'ils savaient que cela constituerait pour le traitement d'un État européen souverain.

Notes

[1] Plus récemment, in  Susan Pedersen, The Guardians: The League of Nations and the Crisis of Empire (Oxford: Oxford University Press, 2015).

[2] Voir Patricia Clavin, Securing the World Economy: The Reinvention of the League of Nations, 1920-1946 (Oxford: Oxford University Press, 2013), une étude pionnière du travail économique de la SDN.

[3] Le récit le plus complet de la reconstruction financière de l'Autriche par la SDN est Nathan Marcus, “Credibility, Confidence and Capital: Austrian reconstruction and the collapse of global finance, 1921-1931”,  thèse de doctorat inédite. New York University 2012.

[4] Stefan Ihrig, Atatürk in the Nazi Imagination (Cambridge, MA: Harvard University Press, 2014), 26.

[5] Salter, “General Survey,” in League of Nations, The Financial Reconstruction of Austria: General Survey and Principal Documents (Geneva, 1926), 82.

[6] Anne Orde fait valoir que l'administration de la SDN en Autriche avait effectivement plus de contrôle sur les finances publiques autrichiennes que ses homologues ottoman et chinois. Voir Orde, British Policy and European Reconstruction After the First World War (Cambridge: Cambridge University Press, 1990), 144-145.

[7] Sur ce point, voir Louis Pauly, “The League of Nations and the Foreshadowing of the International Monetary Fund.” Essays in International Finance, 201 (Princeton: Princeton University Press, 1996), 1-52.
 

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