mercredi 21 mai 2014

Égypte : cris et chuchotements des prisons صوت السجون

6/4/2014
Traduit par  Fausto Giudice, Tlaxcala 
Original: Egypt: The sound of prison
Traductions disponibles : عربي 
 
Des milliers de personnes ont été incarcérées durant et après les manifestations de ces derniers mois, mais on en sait peu de leurs conditions de détention
Il est 10 heures du matin et les abords de la prison de Tora, au sud du Caire, se remplissent de familles arrivant pour l'heure de visite aux détenus. Des vieilles 504 Peugeot déchargent les passagers, dont les visages sont marqués par la fatigue du voyage. La scène semble être un des visages invisibles du Caire.
Les vendeurs d'oranges et de mandarines font partie de l'économie de la prison, certaines familles d'arrêtant pour acheter des fruits sur leur chemin vers l'intérieur du complexe de la prison. Une fillette qui a l'air d'avoir environ 10 ans porte sur la tête un plateau colossal de kenafeh [pâtisserie feuilletée et trempée dans un sirop, réalisée à base de cheveux d'ange, de fromage, de beurre et de pistaches ou de noix, NdT]. Son frère, plus petit, porte un sac de toile plus grand que lui. Ils s'entretiennent mutuellement dans la file d'attente pour les contrôles de police avant l'entrée dans la prison.
Une heure plus tard, nous sommes lâchés dans une grande salle où les détenus attendent avec impatience l'arrivée de leurs familles. Chacun prend sa famille dans un coin où ils peuvent arracher un moment d'intimité. Une cacophonie de conversations et de disputes familiales crée un paysage sonore carcéral temporaire. Beaucoup de prisonniers sont barbus et leurs parentes entièrement voilées.
Habituellement trois personnes peuvent visiter un prisonnier, mais si une famille arrive avec deux visiteurs, une autre famille peut utiliser le quota disponible. Mais les droits de visite sont à géométrie variable : certains se voient accorder une visite toutes les deux semaines, d'autres une fois par semaine, tandis que le temps alloué varie. Les droits de visite et des détenus sont généralement mieux assurés avant la sentence qu'après.
Manal et Alaa
Manal Hassan a quelques 45 minutes chaque semaine avec son mari, Alaa Abd El Fattah , arrêté le 28 novembre 2013. Elle divise habilement le temps de la visite entre la communication d'informations, la demande de conseils sur les questions familiales et professionnelles et la transmission de salutations de gens de l'extérieur, auxquelles Abd El Fattah répond rythmiquement. Hassan veille à prendre note des demandes d'Abd El Fattah dans son bloc-notes : une paire de chaussettes, des baskets, de nouveaux draps et une serviette verte propre de la maison. A la fin, il leur reste un moment pour un échange émotionnel hâtif et un bref jeu avec leur petit Khaled, deux ans, qui court énergiquement tout autour de la cour de la prison.
A l'extérieur, la sœur d'Abd El Fattah , Sanaa, tente de convaincre un policier d'accepter l'entrée de ruban adhésif dans sa cellule. Abd El Fattah reçoit des photos de ses amis et de leurs enfants et il aime les accrocher au mur de sa cellule - aux côtés de lettres qu'il reçoit - dans une tentative désespérée de rester connecté au monde extérieur.
Quelques semaines plus tard, Abd El Fattah est remis en liberté, alors que son procès pour violation de la loi interdisant les manifestations n'a pas encore eu lie. Des milliers d'autres restent derrière les barreaux, arrêtés pour des accusations similaires, leurs familles cherchant désespérément à faciliter leur expérience de l'emprisonnement.
L'un d'eux est Hicham Abdel Moncef, arrêté le 25 janvier, devant le magasin d'alimentation qu'il gardait dans le centre du Caire. Les manifestations commémorant le troisième anniversaire de la révolution et contre le régime pro - militaire en place battaient leur plein dans la zone quand des hommes masqués se sont jeté sur lui, l'ont ligoté et battu avant de l'emmener au poste de police d'Azbakiya. Là, il s'est mis à regarder nerveusement l'horloge au mur, se disant qu'il allait rater le dernier métro s'il n'était pas rapidement relâché. Il n'imaginait pas qu'il ne serait pas à la maison pendant une longue période - plus de deux mois à ce jour - et qu'il serait condamné à deux ans de prison dans procès dont il n'a compris ni les tenants ni les aboutissants.
Abdel Moncef , maintenant détenu à la prison d'Abou Zaabal , a dit à sa famille lors d'une de leurs visites que dans le car de police après son arrestation, il a entendu un policier dire à son supérieur : "Nous avons seulement réussi à en arrêter quatre ", ce à quoi le supérieur a répondu: "Pas assez pour une inculpation pour rassemblement illégal. Attrapez m'en d'autres". Un mois plus tard, Abdel Moncef a été condamné, aux côtés de 68 autres, sur des accusations de rassemblement et de manifestation illégaux, appartenance à un groupe terroriste et possession d'armes.[le décret adopté le 30 novembre 2013 interdit les rassemblements de plus de 10 personnes, NdT]
Selon son récit, Abdel Moncef n'est qu'un numéro pour ceux qui l'ont arrêté, et il est à peine plus pour les gens à l'extérieur de la prison qui entendent sporadique parler des milliers d'arrestations de ces derniers mois. En fait, il n'y a que sa famille qui sache ce que cela signifie pour Abdel Moncef d'être en prison.
«Chaque fois que je m'assois pour manger, je vois Hicham en face de moi, disant : « Vous êtes là en train de manger et vous me laissez en prison ? », dit, brisé, Ayman Hamed, beau -frère et ami de longue date d'Abdel Moncef.
Maintenant qu'ils savent qu'il est là pour un bon moment, la famille d'Abdel Moncef lui rend visite avec moins d'espoir, mais avec toutes les bonnes choses qui peuvent rendre la vie en prison un brin plus proche de la vie à l'extérieur.
Ils le font parce que personne ne le fait. Reda Marei, avocat et chercheur à l'unité de justice pénale de l'Initiative égyptienne pour les droits de la personne, affirme que l'un des principaux problèmes avec les prisons en Égypte, c'est qu'elles sont sous la tutelle du ministère de l'Intérieur.
" Dans les années 1930 et 1940, les prisons relevaient du ministère des Affaires sociales. Dans d'autres pays elles relèvent du ministère de la Justice. Donc, cela permet au ministère de l'Intérieur de faire ce qu'il veut sans que personne ne les contrôle ", dit-il.
Lors d'une rencontre de 15 minutes toutes les deux semaines, la famille d'Abdel Moncef remplit un vide et leurs mondes se rapprochent pour un moment. Mais c'est une mission difficile.
« Nous prenons un louage pour aller à Abou Zaabal à 4 heures du matin avec des sacs de nourriture et de boissons. Nous arrivons là vers 6h 30. Nous faisons la queue avec d'autres familles pendant une heure. Ensuite, nous sommes fouillés et nous attendons à  l'intérieur pendant encore trois heures. Et puis on a nos 15 minutes. Avant même qu'on ait pu engager une conversation, les policiers sifflent pour signaler la fin de la visite. C'est le moment difficile où il fut se dire au revoir ", dit Hamed.
"À l'intérieur, on croirait entendre des perroquets », explique Mervat Abdel Wahab, la mère de Mohamed Salah, également arrêté le 25 janvier de cette année et maintenant détenu dans la prison d'Abou Zaabal. "Personne n'entend personne".
Abou Zaabal
Abdel Wahab visite Salah une fois par semaine et passe la veille de la visite à cuisiner pour lui. Tout ce qu'elle cuisine ne parvient pas à l'intérieur, puisque la police confisque arbitrairement certains plats lors de l'inspection. "Ce qu'ils font avec nous en prison est extrêmement humiliant ".
Mais l'humiliation vécue par Abdel Wahab et sa famille ne s'est pas limitée aux visites en prison. Ils n'ont découvert où se trouvait Salah qu'après quatre jours de recherches sans relâche dans les postes de police. " On m'avait dit que les mères ont une meilleure chance d'apprendre de la police où sont leurs enfants, alors je suis allé à un camp des Forces centrales de sécurité, je me suis assiste par terre en face d'un policier et lui ai demandé : 'Où est mon fils ? Je ne partirai pas tant que je ne le saurai pas'. "
Elle a écrit son nom sur un tissu et l'a tendu au policier. Et puis elle a su.
Salah, 18 ans, a été arrêté près d'une manifestation au centre du Caire. Il n'est pas membre des Frères musulmans, mais a été mis en colère par la mort de trois de ses amis lors des protestations.
Dix jours après son arrestation, sa mère a pu le voir. "Il était la plupart du temps silencieux et a parlé brièvement pour nous dire qu'il a été battu. Un policier les a menacés de décharges électriques s'ils ne disaient pas qu'ils faisaient partie de la Fraternité musulmane. Mohamed a eu peur et a dit au policier d'écrire n'importe quoi et qu'il signerait", se souvient Abdel Wahab.
Cet aveu lui a valu d'être envoyé à la fameuse prison d'Abou Zaabal où il partage une cellule de trois mètres sur trois avec 60 autres hommes. Sa mère est alors allée plaider son innocence à gauche et à droite, du bureau du procureur général à celui du doyen de son école pour prouver qu'il est un bon élève, sans appartenance connue à la Confrérie.
A la veille de la fête des mères, Abdel Wahab est rentrée à la maison avec une lettre de son fils.
" Ma mère bien-aimée, aujourd'hui, j'aurais du être avec toi et te donner un cadeau. Au lieu de cela, je suis en prison. Pardonne-moi. Et prie pour moi ", écrivait-il.
C'est avec les lettres qu'ils peuvent trouver un canal de communication plus intime. Dans une lettre récemment envoyée à sa femme par un de ses visiteurs, Abdel Moncef a écrit : « Chère femme, j'espère que tu me pardonneras mes erreurs. Je vois Baraa avec mon cœur, même si je ne peux pas le voir de mes yeux ".
L'épouse d'Abdel Moncef venait de donner naissance à leur fils, qu'elle a décidé d'appeler «Baraa », «innocent»  en arabe, dans l'espoir que cela serait de bon augure pour la libération de son père.
Certaines lettres permettent d'entrer dans le monde invisible des prisons, démystifiant la devise triomphante commune en arabe qui dit que " la prison est pour les braves ".
"Je ne peux vivre ici qu'en tant que prisonnier. Écrire régulièrement dans ma cellule et prétendre qu'ainsi, je suis libre serait un crime. Cela ne ferait qu'ajouter des briques et des barbelés à ma prison de mes propres mains", a écrit Abd El Fattah à l'auteure de ces lignes durant sa détention.
«Je contribuerais à rendre la prison plus dure pour les milliers de jeunes arrêtés dans des manifestations et allant en prison en pensant qu'ils auront une bonne expérience et acquerront une compréhension comme tous les célèbres héros de la lutte, pour ensuite se faire écraser par la prison. Non, je ne peux que vivre la vie brisée d'un prisonnier, en admettant cela sans jamais l'accepter. Je vais chercher un moyen de résister ".
Pour Alaa Bekheet, 19 ans, les lettres sont aussi un moyen d'exprimer et d'entretenir l'espoir. Elle vient d'écrire une lettre à son père de 51 ans, lui disant qu'elle demeure optimiste malgré la peine de trois ans prononcée contre lui.
Le père de Bekheet a été arrêté dans sa voiture avec ses deux fils après avoir quitté une manifestation en décembre dernier. Elle dit qu'il est barbu mais pas un membre de la Fraternité. Les deux fils ont été remis en liberté en attendant le procès. Leur grande sœur, Alaa, s'est retrouvée à devoir faire le plus gros du travail occasionné  par l'incarcération de leur père.
Lors d'une de ses récentes visites à Abou Zaabal, une autre longue journée d'attente et de fouilles, elle a entendu les cris des détenus. "J'ai vu des mères pleurer à côté de moi, parce qu'elles savaient que leurs fils étaient en train d'être torturés à l'intérieur. C'était si pénible".
 

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