samedi 26 novembre 2011

L'Egypte paniquée par les gaz utilisés contre les manifestants place Tahrir

La Liberté"par Sid Ahmed Hammouche et Pierre-André Sieber, 26/11/2011

Armes chimiques ou simples lacrymogènes ? Les gaz utilisés par les forces de l'ordre provoquent saignements, spasmes et divers troubles. Et mettent l’Égypte en émoi.

Un manifestant inhale un remède contre l'asthmE près de la place Tahrir vendredi (Amr Dalsh/Reuters)

(Du Caire) Quel gaz les forces de l'ordre ont-elles utilisé sur la place Tahrir pour disperser les manifestants ? Sur le terrain, de nombreux témoignages, notamment de médecins, décrivent des effets assez terrifiants, comme des troubles neurologiques. « C'est comme si les yeux allaient sortir des orbites », décrit un insurgé gazé, victime de troubles respiratoires et de perte de la vue.
Dans une vidéo postée sur Facebook, on voit une personne à terre secouée de spasmes.
Le site d'information indépendant égyptien Bikyamasr.com dévoile une photo de cartouche tirée par la police et les militaires contenant un gaz lacrymogène très agressif, le « CR » (dibenzoxazepine), décrit comme six à dix fois plus puissant que le gaz lacrymogène « CS » (dichlorobenzal et dérivés), employé en France notamment.
«C’est comme si les yeux allaient sortir des orbites», décrit un insurgé gazé s
«C’est comme si les yeux allaient sortir des orbites», décrit un insurgé gazé sur la place Al-Tahrir. keystone

Fumée jaune et fumée blanche

Un mort au Caire au petit matin
Un manifestant a été tué samedi au Caire dans des affrontements entre la police et des militants qui bloquaient l'entrée du siège du gouvernement. C'est la première victime depuis la trêve conclue jeudi entre la police anti-émeutes et les manifestants. Rue89
Sur la photo diffusée par le site d'information égyptien, on peut lire que le fabricant est américain, Combined Tactical Systems basé à Jamestown (Pennsylvanie, USA). Mais cette firme ne donne aucune information à la presse. La branche du lacrymogène aime conserver une certaine opacité.
On se souvient de la cargaison française à destination de la Tunisie repérée à Roissy au début des révoltes... La livraison avait toutes les autorisations légales.
La France n'achemine plus ce matériel dans les pays du Maghreb, au Moyen-Orient ou en Afrique depuis qu'on débuté les révoltes du Printemps arabe.
Un contact tenté par La Liberté avec un producteur français de gaz lacrymogène autorisé n'a rien donné.
Un professionnel de la branche actif en France – qui souhaite garder l'anonymat – s'étonne toutefois des effets décrits par les gaz utilisés sur la place Al-Tahrir pense qu'il ne s'agit pas de lacrymogène usuel, ce dernier ne provoquant pas de troubles neurologiques.
Même si, comme le rapporte Bikyamasr.com, il s'agirait de cartouches périmées depuis plusieurs années.
C'est aussi l'avis de spécialistes en Suisse. « Il y a trois sortes de gaz lacrymogènes : le CR, le CS et le CN », explique Hugo Kupferschmidt, directeur du Centre d'information toxicologique basé à Zurich :
« Les cartouches de gaz CR dégagent normalement une fumée jaune, or celles aperçues à la télévision émettaient de la fumée blanche. »
Selon lui, les gaz lacrymogènes usuels, même fortement dosés, ne provoquent pas de troubles neurologiques :
« Les effets décrits me font penser que les cartouches employées contenaient des gaz de type nervins, qui sont de vraies armes chimiques de guerre. [...]
Il s'agit peut-être d'un produit semblable à celui utilisé par les forces spéciales russes lors de la prise d'otage du théâtre de la Doubrovka de Moscou du 23 octobre 2002. »

Des tirs de lacrymo à bout portant

L'utilisation de gaz nervins qui peuvent provoquer des lésions aux poumons, cœur et foie, c'est aussi ce qu'a avancé le prix Nobel de la paix Mohammed el-Baradei sur Twitter le 22 novembre. Le candidat déclaré à l'élection présidentielle prévue avant fin juin 2012 en Égypte a dénoncé la violence dont ont fait preuve les forces de l'ordre :
« Du gaz lacrymogène contenant des agents inervants et des balles réelles sont utilisés contre les civils à Tahrir, c'est un massacre. »
Human Rights Watch affirme aussi que des tirs de lacrymogènes effectués à bout portant ont tué des manifestants sur le coup.
Voilà ce qui met l'Egypte en ébullition, en plus de la contestation du pouvoir militaire et les désillusions à la suite du discours du maréchal Tantaoui. Dans le pays, une forte polémique au sujet de l'emploi de ces gaz prohibés a éclaté. L'armée tente de s'en laver les mains et le ministère de la Santé égyptien dément formellement l'utilisation de tels moyens.

Effets à long terme

Mais ce qui inquiète, c'est que les gens subissent depuis cinq jours les tirs de ces gaz. Quels sont les effets à long terme ? Un professeur en neurologie de l'université Ain-Shams du Caire, contacté par nos soins, a testé les effets sur lui en s'exposant longuement sur la place Tahrir :
« Il provoque plusieurs symptômes tels que des crises convulsives, des spasmes oculaires et une détresse respiratoire. »
Selon ce spécialiste, le type de gaz utilisé est encore indéterminé, mais il est certainement plus corrosif que celui qui a été utilisé par les forces de Moubarak en janvier. Il invite les Égyptiens à collecter le maximum de vidéos et de douilles possible pour d'éventuelles poursuites judiciaires.

Un masque d'hôpital ne suffit pas

Recettes de révolutionnaire
Pour lutter contre les effets des gaz utilisés par les forces de l'ordre, les manifestants rivalisent d'imagination. Sur Facebook, un jeune donne la recette d'une solution pour spray à base de levure de malt. D'autres misent sur le bicarbonate de soude, le Synthol, ou même du vinagre et des oignons.
Contactée par téléphone, Sibiya a dû fuir son appartement situé à proximité de la rue Mohamed Mahmoud, à côté de l'université américaine du Caire, là où se déroulent les affrontements. « Un masque d'hôpital ne peut pas vous sauver de ce gaz », explique-t-elle :
« Les enfants portant aussi un masque sont très fortement incommodés. Il y a tellement de gaz que les premiers jours, on ne pouvait pas ouvrir les fenêtres de la maison. Au deuxième jour, nous avons été obligés de quitter l'appartement. »
Elle poursuit :
Et dire que depuis cinq jours, les bombes de gaz pleuvent sur la rue Mohamed-Mahmoud ! Dès les premiers jours nous avons eu des nausées, des maux de têtes. Aujourd'hui, on a les yeux gonflés de sang.
Les petits sont complètement perturbés. Ils sont stressés et agités de tremblements comme s'ils subissaient en continu des crises semblables à l'épilepsie. »
Quant à Salem al-Chirabi, animateur culturel, il ne quitte plus son masque à gaz :
« On panique. On dit que le gaz est cancérigène, qu'on va crever ! Je me suis déjà évanoui. J'ai vu des amis faire des crises. Certains accusent le gouvernement égyptien d'utiliser des armes chimiques contre nous.
Aujourd'hui il y a plus de 400 personnes dans un état grave. La police a même balancé des gaz dans les bouches d'aérations du métro de la place Al-Tahrir pour nous intoxiquer. »

« J'ai perdu conscience et puis vomi du sang »

Magda, une étudiante de 23 ans, a également été prise au piège dans un nuage de gaz lacrymogène. « Je suis tombée comme une mouche », déclare-t-elle au bout du fil.
« Des gens m'ont évacuée sur une moto. J'ai été aspergée par un liquide et j'ai repris conscience difficilement, comme si je venais de sortir d'une narcose complète. J'ai vomi du sang.
Oui, le maréchal Hussein Tantaoui, chef du Conseil suprême des forces armées, nous fait vomir du sang. Alors moi, j'ai décidé de mourir sur la place Al-Tahrir pour libérer le pays de la junte militaire. »
Autre cas encore, Rania, membre du comité révolutionnaire. « L'air est irrespirable sur la place Tahrir », peste-t-elle au téléphone :
« Il y a cette odeur de gaz qui est si forte qu'il est impossible de rester sur place plus de cinq minutes. Les gens sont tous munis de masques achetés sur place 2 euros ou offerts par des infirmiers sur la place Al-Tahrir.
Mais même avec un masque, on suffoque à cause du gaz. »
Autre malheur : l'acte II de cette révolution a fait beaucoup de blessés aux yeux, dont beaucoup sont devenus borgnes. Rania :
« Ils n'en sont pas pour autant démoralisés et affirment qu'ils ont perdu un œil mais pas la vision sur le futur de l’Égypte qui se débarrassera coûte que coûte de la junte militaire. »

Publié initialement sur
La Liberté

L’arme du pauvre

ATS/AFP/REUTERS
Un peu partout sur la place Al-Tahrir, des petits inventeurs de génie dans la pure tradition des alchimistes arabes tentent de trouver la formule magique pour déjouer les terribles gaz des forces de l’ordre. Premier truc: le spray à base de levure. Sur Facebook, un jeune a posté une vidéo où il explique son élixir à base de levure de malt et montre comment produire la mixture dans sa cuisine et comment s’asperger. Il en fait même la démonstration. D’ailleurs, les petits enfants vendent des vaporisateurs avec le précieux antidote. D’autres prétendent que la parade est meilleure avec du bicarbonate de soude. D’autres encore optent pour le Sintol, un lotion de rinçage des dents et enfin certains utilisent vinaigre et oignons comme remède antigaz. Une autre formule consiste à allumer des feux de camp avec du bois parce que sur Al-Tahrir, on préfère respirer la fumée du brasier que les gaz de Tantaoui. SAH/PAS
affrontements Les heurts se sont poursuivis hier dans les rues du Caire. Depuis le début des protestations il y a cinq jours, le bilan s’élève à 37 morts, selon Reuters. Le Ministère de la santé compte quant à lui 32 morts et 2000 blessés. Près de la place Al-Tahrir, des accrochages ont eu lieu entre les manifestants et la police anti-émeutes. La police a démenti avoir utilisé des balles réelles, mais selon les médecins la plupart des décès des derniers jours sont dus à des blessures par balles.
appel onusien La haut-commissaire de l’ONU aux droits de l’homme Navi Pillay a exhorté les autorités à mettre fin à l’usage excessif de la force contre les manifestants. Elle a demandé la mise en place d’une enquête «rapide, impartiale et indépendante». Certaines des images de la place Al-Tahrir, «dont le passage à tabac brutal de manifestants, sont profondément choquantes, comme le sont les informations faisant état de manifestants non armés ayant reçu une balle dans la tête». A l’instar de plusieurs capitales étrangères, l’Organisation de coopération islamique a aussi appelé «à la retenue».
annonce officielle Dans un geste d’apaisement, le maréchal Mohamed Hussein Tantaoui, ministre de la Défense sous l’ancien régime et chef du Conseil suprême des forces armées (CSFA) au pouvoir depuis la chute d’Hosni Moubarak en février, a annoncé une accélération du processus de transfert du pouvoir. L’élection présidentielle aurait lieu en juin, soit six mois plus tôt que le calendrier de transition initial. Mais cette annonce n’a pas convaincu les milliers de manifestants, qui l’assimilent à son ancien mentor.
 

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