jeudi 2 juin 2011

L'Égypte à la croisée des chemins

Depuis la chute de Moubarak, une alliance diabolique entre le Conseil supérieur des forces armées et la direction des Frères musulmans se noue, avec la bénédiction de Washington et de la famille Saoud. l'objectif de cette alliance est clair : empêcher que la révolution égyptienne continue, s'approfondisse et libère la masse des exploités et des opprimés. Nous vous proposons deux articles qui éclairent cette situation. Le premier est un reportage de notre amie Rabha Attaf. Le second est une analyse de Samir Amin.
Imaginez un meeting des Frères musulmans dans une station balnéaire huppée de la mer Rouge ! Impensable ? Non, c'est désormais chose faite, le 21 avril dernier à Hourgada, cette ville nouvelle digne de la Costa del Sol dédiée au farniente des riches bourgeois égyptiens et des touristes venus par vols spéciaux du monde entier.
L'info s'est répandue comme une trainée de poudre. À 18h plus de 500 personnes étaient au rendez-vous sous le chapiteau à ciel ouvert, dressé pour l'occasion sur un terre-plein en bordure de l'avenue Nasser, l'un des grand axes de la ville. La plupart ont fait le déplacement en famille, par curiosité. Le nom de Safouat Higazi était sur toutes les lèvres. Safouat Higazi ? C'est l'orateur vedette des Frères musulmans, celui-là même qui a enflammé de ses prêches la place Tahrir, durant les vendredis qui ont suivi les journées révolutionnaires de janvier. Il était sur toutes les affiches, pour un numéro en duo avec Mohamed Albeltaguy, la vedette montante du parti, élu député en 2005 et 2010 . Et de plus représentant de la Confrérie au Conseil des dépositaires la Révolution consulté par le Majliss El Askari (le Conseil Suprême des Forces Armées, CSFA).
Ce soir-là, un service d'ordre musclé filtrait les entrées. Les hommes d'un côté, les femmes de l'autre. Ici, la mixité n'est pas de mise : les femmes sont dirigées vers un espace réservé, une sorte de long corridor séparé par une tenture en toile.
Pas question pour moi de me retrouver parquée au rayon potiches voilées ! Mais à peine avais-je franchi l'accès « hommes » qu'un body guard imposant se précipitait vers moi pour me barrer la route.
–        Les femmes, c'est à droite !, me lança-t-il d'une voix ferme.
–        Je suis journaliste et je viens de Paris, rétorquai-je du tac au tac.
–        Journaliste ? Attendez, je vais vous faire accompagner.

L’année 2011 s’est ouverte par une série d’explosions fracassantes de colère des peuples arabes. Ce printemps arabe amorcera-t-il un second temps de « l’éveil du monde arabe » ? Ou bien ces révoltes vont-elles piétiner et finalement avorter – comme cela été le cas du premier moment de cet éveil évoqué dans mon livre L’éveil du Sud ? Dans la première hypothèse, les avancées du monde arabe s’inscriront nécessairement dans le mouvement de dépassement du capitalisme / impérialisme à l’échelle mondiale. L’échec maintiendrait le monde arabe dans son statut actuel de périphérie dominée, lui interdisant de s’ériger au rang d’acteur actif dans le façonnement du monde.
Il est toujours dangereux de généraliser en parlant du « monde arabe », en ignorant par là même la diversité des conditions objectives qui caractérisent chacun des pays de ce monde. Je centrerai donc les réflexions qui suivent sur l’Égypte, dont on reconnaîtra sans difficulté le rôle majeur qu’elle a toujours rempli dans l’évolution générale de la région.
L’Égypte a été le premier pays de la périphérie du capitalisme mondialisé qui a tenté « d’émerger ». Bien avant le Japon et la Chine, dès le début du XIXe siècle Mohammed Ali avait conçu et mis en œuvre un projet de rénovation de l’Égypte et de ses voisins immédiats du Mashrek arabe. Cette expérience forte a occupé les deux tiers du XIXe siècle et ne s’est essoufflée que tardivement dans la seconde moitié du règne du Khédive Ismail, au cours des années 1870. L’analyse de son échec ne peut ignorer la violence de l’agression extérieure de la puissance majeure du capitalisme industriel central de l’époque – la Grande-Bretagne. Par deux fois, en 1840, puis dans les années 1870 par la prise du contrôle des finances de l’Égypte khédivale, enfin par l’occupation militaire (en 1882), l’Angleterre a poursuivi avec acharnement son objectif : la mise en échec de l’émergence d’une Égypte moderne. Sans doute le projet égyptien connaissait-il des limites, celles qui définissaient l’époque, puisqu’il s’agissait évidemment d’un projet d’émergence dans et par le capitalisme, à la différence du projet de la seconde tentative égyptienne (1919-1967) sur laquelle je reviendrai. Sans doute, les contradictions sociales propres à ce projet comme les conceptions politiques, idéologiques et culturelles sur la base desquelles il se déployait ont-elles leur part de responsabilité dans cet échec. Il reste que sans l’agression de l’impérialisme ces contradictions auraient probablement pu être surmontées, comme l’exemple japonais le suggère.
L’Égypte émergente battue a été alors soumise pour près de quarante ans (1880-1920) au statut de périphérie dominée, dont les structures ont été refaçonnées pour servir le modèle de l’accumulation capitaliste / impérialiste de l’époque. La régression imposée a frappé, au-delà du système productif du pays, ses structures politiques et sociales, comme elle s’est employée à renforcer systématiquement des conceptions idéologiques et culturelles passéistes et réactionnaires utiles pour le maintien du pays dans son statut subordonné.
L’Égypte, c’est-à-dire son peuple, ses élites, la nation qu’elle représente, n’a jamais accepté ce statut. Ce refus obstiné est à l’origine donc d’une seconde vague de mouvements ascendants qui s’est déployée au cours du demi-siècle suivant (1919-1967). Je lis en effet cette période comme un moment continu de luttes et d’avancées importantes. L’objectif était triple : démocratie, indépendance nationale, progrès social. Ces trois objectifs – quelles qu’en aient été les formulations limitées et parfois confuses – sont indissociables les uns des autres. Cette interconnexion des objectifs n’est d’ailleurs rien d’autre que l’expression des effets de l’intégration de l’Égypte moderne dans le système du capitalisme / impérialisme mondialisé de l’époque. Dans cette lecture, le chapitre ouvert par la cristallisation nassériste (1955-1967) n’est rien d’autre que le dernier chapitre de ce moment long du flux d’avancée des luttes, inauguré par la révolution de 1919-1920.

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