jeudi 13 janvier 2011

Voilez cette Tunisie que l’Europe ne saurait voir

Par Aziz Enhaili,Chroniqueur de Tolerance.ca, 12/1/2011
Depuis le 17 décembre 2010, la Tunisie connaît un mouvement social de révolte d’importance. Alors que la répression du régime policier du président Zine El-Abidine Ben Ali a fait des dizaines de victimes, l’Europe (et donc la France) a préféré regarder ailleurs. De leur côté, les États-Unis n’ont pas hésité à montrer leur désapprobation du comportement répressif du régime tunisien.
Suite à un geste désespéré d’un jeune Tunisien, Mohamed Bouazizi (26 ans), un mouvement social de révolte est né dans le «pays du Jasmin». Il a, depuis le 17 décembre dernier, donné un premier goût de la mesure de ses capacités de mobilisation populaire. Son succès immédiat est dû à un mélange d’ascenseur social en panne, l’absence de perspectives de vie digne pour les jeunes éduqués, la paupérisation avancée de larges secteurs sociaux, une corruption endémique et gangrénant l’ensemble de l’État tunisien et l’absence d’outils légaux d’expression des voix dissidentes...
Pour briser l’élan de ce mouvement de protestation sociale et l’empêcher de se répandre comme une trainée de poudre dans l’ensemble du pays, le régime a eu recours, comme c’est son habitude, à la manière forte. Si le Palais de Carthage parle de quatorze morts, certaines sources, dont la FIDH, avancent quant à elles ce mardi 11 janvier le chiffre de trente-sept morts, sans parler des nombreux blessés.
Chose certaine: l’irruption dans le jeu d’une armée, corps d’origine du raïs Zine El-Abidine Ben Ali, déterminée à mater la révolte dans le sang, et une police tirant à balles réelles sur des civils, on est loin d’une volonté d’apaisement de la part du régime en place. Deux signes qui ne trompent pas sur la détermination de cette dictature policière de mettre rapidement un terme à un mouvement social et de jeunes qui ne laisse transparaître aucun signe d’essoufflement. Agissant ainsi, ce régime tyrannique a franchi un cap nouveau dans l’escalade de sa campagne répressive menée, depuis son avènement en 1987, contre tout mouvement social (ou expression individuelle) de contestation de son pouvoir absolu.
Quand l’Union européenne (et la France) regarde(nt) ailleurs…
Le Vieux Continent a fait œuvre honorable et fort utile dans deux dossiers d’importance. D’abord, quand il s’est mobilisé hier (et continue de le faire) contre le régime autoritaire iranien surtout au lendemain de la réélection contestée du président sortant Mahmoud Ahmadinejad. Ensuite, quand il a décidé de maintenir sa pression sur l’usurpateur ivoirien, le président sortant Laurent Gbagbo, pour l’amener à renoncer au pouvoir au profit du président élu, M. Alassane Ouattara.
Avec la tournure tout-répressif des forces de sécurité de l’occupant du Palais de Carthage et le compte de leurs victimes civiles qui ne cesse de s’alourdir, le peuple tunisien était en droit de s’attendre à ce que l’Union européenne (UE) monte au créneau. Mais, c’était méconnaître le jeu réel, le rapport de forces et la face cachée des affinités électives au sein de cette institution complexe.
En lieu et place, on a assisté, médusés, à un silence assourdissant de la part des autorités de Bruxelles. Cette fois encore, la France, au mieux, s’est tu, au pire, s’est portée à la défense d’une dictature d’un autre âge. Une tyrannie indigne d’un pays dont plusieurs indices de développement rendent plus d’un jaloux dans le voisinage maghrébin et africain.
À titre d’exemple, le controversé ministre de la Culture de Nicolas Sarkozy, M. Frédéric Mitterrand, a déclaré, le 9 janvier 2011 (c’est-à-dire au moment même où, en Tunisie, les forces de sécurité laissaient plus que jamais libre cours à leurs exactions meurtrières), sur la chaîne française Canal +, en guise de défense du régime autoritaire de Ben Ali, que «dire que la Tunisie est une dictature univoque comme on le fait si souvent, me semble tout à fait exagéré» (sic!). Et comme il est coutume de le faire dans le «pays de Marianne» chaque fois qu’il fallait trouver des «excuses» à la dictature du régime Ben Ali, ce ministre «de l’ouverture» a cru bon de sortir l’argument Massu: «La condition des femmes est tout à fait remarquable» en Tunisie (par rapport aux autres pays de la région, NDLR)! Pour ne pas demeurer en reste, son collègue de droite, le ministre de l’agriculture Bruno Le Maire, a estimé ce mardi 11 janvier, toujours sur Canal+, que le président Ben Ali est «quelqu'un qui est souvent mal jugé» (sic!), et d’ajouter au passage, pour enfoncer le clou, qu'il «a fait beaucoup de choses» (sic !) (positives pour son pays, NDLR).
Hélas, cette défense pathétique du régime Ben Ali a également ses illustres «champions» dans les rangs du Parti socialiste français, dont l’actuel maire de Paris, M. Bertrand Delanoë (natif de Tunis).
Il a fallu attendre le lundi 10 janvier pour voir enfin Paris sortir de son mutisme. Mais c’était, encore une fois, de pure forme. Pour calmer, peut-être, l’impatience de plus en plus manifeste d’une partie de la gauche française et européenne (dont le PS et des membres de Europe Écologie-Les Verts) et d’organisations internationales de défense des droits de l’Homme, dont Amnesty International et la FIDH. Lors d'un point-presse, le porte-parole du ministère des Affaires étrangères, Bernard Valero, s’est ainsi borné à déclarer que son pays «déplore les violences, qui ont fait des victimes, et appelle à l'apaisement». Et sa patronne, Michèle Alliot-Marie, tout en refusant de «donner des leçons» aux «amis» de Tunis, a proposé de les faire bénéficier de «l’expertise» française dans le domaine de la gestion des luttes urbaines!
Alors que l’Élysée se murait dans un silence assourdissant, le secrétaire d’État-adjoint américain Philip J. Crowley s’est dit «préoccupé» à cause des récents mouvements sociaux en Tunisie et de leur répression. La Maison-Blanche a également convoqué l'ambassadeur Mohamed Salah Tekaya, pour demander à son gouvernement le respect des libertés individuelles, entre autres, en matière des droits de manifester et d'accès à Internet et aux comptes des réseaux sociaux. D’ailleurs, Facebook, Google et Yahoo se sont récemment inquiétés pour cause d’attaques de pirates informatiques.
L’UE a, semble-t-il, attendu cette sortie de Washington pour qu’elle réagisse enfin aux événements sanglants en Tunisie. Maja Kocijancik, la porte-parole de la chef de sa diplomatie Catherine Ashton, a notamment appelé Tunis, en date du 10 janvier, «à la retenue dans le recours à la force et au respect des libertés fondamentales». Tout en rappelant à la mémoire de l’occupant du Palais de Carthage que le renforcement de la relation bilatérale de son pays avec Bruxelles, et qui est en cours de discussion actuellement, «requiert des engagements accrus sur tous les sujets, en particulier dans le domaine des droits de l'homme et des libertés fondamentales» (voir la dépêche de l’AFP, 10 janvier 2010).
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Encore une fois, le gouvernement français a préféré éviter d’embarrasser l’«ami» Ben Ali. Au lieu de se complaire dans ce schéma éculé qui veut que la dictature de l’ancien général des services spéciaux soit le seul rempart face à une alternative islamiste menaçante, Paris ferait mieux de changer de politique et d’accompagner son ancienne colonie dans sa conquête de la démocratie. Si elle désirait aller dans ce sens, elle pourrait, entre autres, encourager ses partenaires dans l’UE à utiliser leurs négociations avec Tunis sur le «statut avancé» comme moyen de pression sur ce régime. À court terme, Bruxelles aura tout à gagner, aux yeux du peuple tunisien et des autres peuples arabes, de dépêcher, dans les plus brefs délais, sur place une mission d'information parlementaire pour s’enquérir de visu de ce qui s’est passé durant presque un moins maintenant et des raisons de ce mouvement social de protestation. Quitte à se pencher, dans un second temps, sur les leçons à tirer d’une telle situation pour l’avenir de ses relations avec ce pays ainsi qu’avec les autres États de la rive Sud de la Mare nostrum.

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