dimanche 30 janvier 2011

Ben Ali, un partenaire idéal : la double morale de la politique allemande vis-à-vis de la Tunisie

par German-Foreign-Policy.com, 18/1/2011. Traduit par  Michèle Mialane et édité par  Fausto Giudice, Tlaxcala
TUNIS-BERLIN-À Berlin on a réagi à la chute de notre vieil allié tunisien Zine El Abidine Ben Ali par une volte-face grotesque. En plein accord avec son Ministre des Affaires étrangères, la Chancelière a déclaré qu’il  « serait désormais indispensable de respecter des droits humains ». Depuis des dizaines d’années des organisations de défense des droits humains déposaient  des plaintes auprès de la Chancellerie et du Ministère des Affaires étrangères au sujet des graves violations de ces droits imputables au gouvernement tunisien- sans résultat.
De fait, le gouvernement ultra-répressif du Président Ben Ali comptait parmi les alliés de la République fédérale en Afrique du Nord ; non content d’être un collaborateur zélé au plan politique, il offrait aux entreprises allemandes des  conditions extrêmement lucratives - les bas salaires pratiqués en Tunisie en avaient fait pour les managers allemands leur lieu de production préféré en Afrique du Nord. La presse économique allemande  tressait récemment encore des lauriers à Ben Ali, le « dictateur soft », aujourd’hui diabolisé par Berlin, qui souhaite conserver son influence en Tunisie après la chute du Président. Il y a quelques semaines encore la Fondation Konrad Adenauer, proche de la CDU, déclarait que le régime tunisien était un « partenaire idéal ».
Un prolongement des ateliers  allemands ?
Le régime du Président tunisien Zine El Abidine Ben Ali, désormais renversé, entretenait des liens étroits avec Berlin et les entreprises allemandes. La Tunisie est  de quelque importance pour l’industrie allemande : c’est le prolongement de ses ateliers. L’Allemagne est le troisième partenaire commercial de la Tunisie. Elle importe en particulier des produits semi-finis pour en faire - souvent dans des entreprises où les Allemands ont des participations - des produits finis destinés aux consommateurs allemands. Un exemple classique : l’industrie textile, qui introduit des matières premières et les  fait transformer en Tunisie pour des salaires dérisoires. Ce type de production représente 40% des importations tunisiennes d’Allemagne et 80% des exportations vers l’Allemagne. « La Tunisie est au Maghreb le premier partenaire des exportateurs allemands», écrit le Ministère des Affaires étrangères, parlant du rôle de tâcheron économique joué par cet État.1 Parallèlement, l’Allemagne est le quatrième investisseur étranger en Tunisie ; dans ce pays plus de 250 entreprises essentiellement exportatrices travaillent avec du capital allemand; par exemple le sous-traitant automobile Leoni, bien connu, qui fait travailler environ 12 000 Tunisiens pour remplir les poches des Allemands.
 Leoni, fabriquant de faisceaux de câbles à Sousse

Des salaires de misère
Les raisons la prédilection des managers allemands pour la Tunisie ont été en 2008 splendidement exposées par l’Agence fédérale pour le  commerce étranger Germany Trade and Invest (gtai). Celle-ci écrivait alors 2: « Les salaires tunisiens se situent  « tout en bas de l’échelle internationale’. » Seuls quelques pays d’Extrême-Orient pratiquaient « des salaires inférieurs » ; même « le Maroc et la Turquie » sont obligés « d’accorder des salaires plus élevés ». Voilà très précisément décrite la pauvreté qui - jointe  à la corruption, qui apparemment ne cause aucun tort aux firmes allemandes - a déclenché la révolte cotre le régime de Ben Ali. « Un pays évolué et acquis au libéralisme » - voilà ce qu’était la Tunisie pour la presse économique d’il y a plusieurs années, qui se félicitait des salaires de misère tunisiens ; le pays s’imposait ainsi comme « un endroit rêvé pour les investissements industriels. » L’un des principaux responsables de ces conditions lucratives était Ben Ali, le « dictateur soft ». 3
En vertu de l'accord d'association entré en vigueur en 1998, il n'y a plus de barrières douanières entre la Tunisie et l'UE depuis 2008. Ici Ben Ali avec Herman Van Rompuy, président de la Commission européenne

Pas pris au sérieux
De fait Ben Ali a veillé à ce que son pays rapporte aux entreprises européennes. Durant sa présidence, en 1995, Ben Ali a conclu un accord d’association avec Bruxelles, s’est ensuite  rapproché de la politique commerciale de l’UE et a fait  entrer son pays - le premier en Afrique du Nord - dans une zone de libre échange avec l’Europe. Il y a été fortement aidé par la politique allemande d’aide au développement, qui, d’après le Ministère des Affaires étrangères, a fait sien le programme de « modernisation de l’économie tunisienne » - préparant ainsi le pays à « l’union douanière avec l’UE »4. Dans le domaine de la lutte contre l’immigration aussi le gouvernement Ben Ali s’est montré en général coopératif avec l’Europe, en particulier grâce à quelques vedettes militaires d’occasion que Tunis avait rachetées en 2005 à la marine de guerre allemande. Seules  quelques organisations de défense des droits humains protestèrent. Une des clauses de l’accord d’association passé entre l’UE et la Tunisie prévoyait en théorie le respect des droits humains, fit remarquer Amnesty International en 2006 : « Si l’UE prenait ce passage vraiment au sérieux », elle aurait dû « résilier » cet accord depuis longtemps.5
Usine de confection en Tunisie. Salaires horaires des ouvrières : 0,75 €

Aucune aide à attendre
Il est évident que Berlin n’avait aucun intérêt à gêner une coopération aussi lucrative en insistant sur le respect dû aux droits humains. Même confronté aux reproches faits à l’appareil répressif tunisien de pratiquer la torture, le gouvernement fédéral répondait que « le gouvernement tunisien présente cela sous un tout autre jour », rapporte le journaliste Marc Thörner dans une interview accordée à notre rédaction en 2005. Lui-même avait été victime en Tunisie de répression policière illégale au cours d’investigations en 2003. Ayant, puisqu’il était citoyen allemand, demandé de l’aide à l’ambassade d’Allemagne, il s’était entendu répondre qu’il devait se soumettre aux autorités du pays et n’avait aucune aide à attendre  son ambassade6. Le grand manitou de la diplomatie allemande était à cette époque Joseph (Joschka) Fischer (Bündnis 90/Die Grünen Alliance 90/ Les Verts, Ndlt).  Berlin n’a modifié en rien sa politique tunisienne jusqu’à la fin de l’année 2010. Par exemple, lorsqu’en novembre 2010 une délégation parlementaire tunisienne de haut rang - sous la conduite du Président d’une Commission compétente entre autres en matière de « droits humains » - rendit visite à la Fondation Konrad Adenauer, proche de la CDU, le vice-Premier secrétaire de la fondation qualifia Ben Ali de « partenaire idéal7».
Grotesque
Au prix d’une grotesque volte-face Berlin essaie maintenant de prendre ses distances  d’avec son partenaire Ben Ali, après sa chute. Dès ce week-end la Chancelière - par ailleurs membre du Directoire de cette même Fondation Konrad Adenauer, naguère encore si enthousiaste de l’État répressif de Ben Ali - déclarait qu’il était désormais « indispensable de respecter mes droits humains et de garantir la liberté de presse et de réunion ». L’UE et en particulier l’Allemagne étaient bien sûr prêtes  « à apporter leur soutien pour  ce nouveau départ8 ». Le Ministre des Affaires étrangères, dont les services avaient laissé tomber même des journalistes allemands persécutés par l’appareil répressif tunisien déclarait maintenant que la Tunisie avait besoin « de réformes durables et solides9.  Un coup d’œil aux notes d’ information émises par le Ministère des Affaires étrangères au sujet de la Tunisie révèle cependant les  difficultés que rencontrent ses services pour  se dépêtrer de la chute de son allié tunisien de longue date. On peut y lire, en août 2010 , que « les relations de la Tunisie avec  l’Allemagne sont bonnes et intensives 10». La situation des droits de l’homme dans ce pays répressif d’Afrique du Nord présente certes « quelques déficits » « dans la pratique ». Mais le pessimisme n’est pas de mise : « La Constitution garantit le respect des droits humains et une justice indépendante11 ». 
Notes
1 Beziehungen zu Deutschland (Relations avec l’Allemagne, Ndlt); www.auswaertiges-amt.de  août 2010
2 Lohn- und Lohnnebenkosten - Tunesien (Salaires et charges en Tunisie Ndlt); www.gtai.de  28.03.2008
3 Milder Diktator (Un dictateur soft, Ndlt); www.wiwo.de  03.06.2006
4 Beziehungen zu Deutschland (Relations avec l’Allemagne, Ndlt); www.auswaertiges-amt.de  août 2010
5 Nichts hören, nichts sehen; AI-Journal April 2006 (Ne rien voir, ne rien entendre, Journal d’Amnesty International, avril 2006)
7 Ausgezeichnete Partnerschaft stärker in Wert setzen(Mieux mettre en valeur un partenariat idéal, Ndlt); www.kas.de 11.11.2010
8 Bundeskanzlerin Merkel zur Lage in Tunesien; Presse- und Informationsamt der Bundesregierung 15.01.2011(la Chancelière Merkel sur la situation en Tunisie ; service de  presse et communication du gouvernement fédéral, le 15/01/2011)
9 Bundesaußenminister Westerwelle begrüßt Bildung einer Regierung der nationalen Einheit in Tunesien; Pressemitteilung des Auswärtigen Amts 17.01.2011 (Westerwelle, Ministre allemand des Affaires étrangères salue la formation d’un gouvernement d’unité nationale en Tunisie; déclaration du Ministère des Affaires étrangères à la presse en date du 17/01/2011)
10 Beziehungen zu Deutschland (Relations avec l’Allemagne, Ndlt); www.auswaertiges-amt.de  /août 2010
11 Innenpolitik (Politique intérieure, Ndlt) ; www.auswaertiges-amt.de  / août 2010

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