mercredi 6 janvier 2010

Le mur de la honte et la tour d’orgueil


par Ayman El Kayman, Coups de dent n°123, 5/1/2010
Tout monarque qui se respecte se doit de marquer son passage éphémère sur cette terre par au moins une construction monumentale digne de lui et qui laisse une empreinte durable sur les hommes et dans le paysage. Louis XIV nous a laissé Versailles, Shah Jahan nous a laissé le Taj Mahal, Mitterrand la Pyramide du Louvre, Hassan II la mosquée de Casablanca et le Mur du Sahara. Deux monarques régnants arabes n’ont pas voulu manquer à cette tradition.


Le Mur d’Acier de Moubarak

Hosni Moubarak, le pharaonicule, lèguera à la postérité un monument très particulier, Al Jidar Al Fouladhi, Le Mur d’acier, qu’on appellera Jidar Al Khazi Al Moubarakii (Le Mur de la honte de Moubarak).
Ce mur d’acier enterré à 35 mètres de profondeur, est en train d’être construit tout le long de la frontière entre la bande de Gaza et l’Égypte. Il sera doublé d’un canal souterrain amenant de l’eau de la Méditerranée, qui servira à noyer les tunnels creusés par les Gazaouis pour échapper à leur enfermement meurtrier. Le chantier bat son plein. Il est supervisé par des officiers des services de renseignements militaires US et français installés dans un QG à l’ambassade US du Caire et disposant d’un “poste de commandement avancé” à El Arish. À la mi-décembre, le général français Benoît Puga, chef de la DRM (Direction du renseignement militaire) a visité le chantier.
Cette affaire a éclaté fin décembre, suite à des indiscrétions israéliennes et le gouvernement égyptien, après des faibles dénégations, a finalement reconnu que le projet était en cours de réalisation. Les Palestiniens et leurs amis se sont alors sérieusement énervés et les critiques ont commencé à fuser.
Le 29 décembre, Cheih Yousouf Al Qardaoui, président de l’Union internationale des Oulémas musulmans, a émis une déclaration (improprement qualifiée par certains  commentateurs de “fatwa”) condamnant ce mur comme “un crime injustifiable” que l’Islam ne saurait tolérer et lançant un appel à la Ligue Arabe et à l’Organisation de la conférence islamique pour qu’elles interviennent auprès de l’Égypte afin qu’elle annule le chantier.
Le 1er janvier, réponse du berger à la bergère: Cheikh Mohammed Said Tantaoui et ses 25 collègues du Conseil de recherche scientifique islamique de l’Université Al-Azhar, qui sont des fonctionnaires religieux stipendiés par le gouvernement égyptien, ont émis rien moins que ce qu’ils présentent eux-mêmes comme une fatwa, déclarant que le mur d’acier est strictement halal (licite) et que ceux qui s’y opposent “violent les commandements de l’Islam”, autrement dit sont des apostats. En effet,  expliquent nos docteurs (ou)folislam*, les tunnels creusés par les Gazaouis sous la frontière,“sont utilisés pour des trafics de drogue et autres contrebandes qui menacent la stabilité de ‘Égypte”. Bref, de quoi s’arracher tous les poils de la barbe.

La Tour Infernale de Khalifa



À un autre bout du monde arabe, dans l’Émirat de Dubai (200 milliards de $ de dettes), a été inaugurée lundi 4 janvier la tour la plus haute du monde, Burj Al Khalifa (Château-Khalifa, du nom de l’émir régnant), qu’on pourrait appeler Burj Al Majd Al Abir Al Khalifa (Château de la Gloire éphémère de Khalifa) : haute de 828 mètres, elle compte 164 étages et a coûté la bagatelle de 1,5 miliard de dollars. Sa construction avait été quelque peu retardée par les grèves des esclaves asiatiques du chantier en 2007 (lire à ce sujet Révolte à Dubaibylone et L'intifada des travailleurs indiens)  mais finalement tout s’est bien terminé ("tout va bien jusqu'ici...").  "Vous vous demandez pourquoi on construit tout ça? Pour améliorer la qualité de vie et mettre un sourire sur les visages, et je crois que nous devons continuer à le faire. Les crises vont et viennent. Nous construisons pour l'avenir ", a expliqué Mohamed Alabbar, président de Emaar Properties, plus gros promoteur immobilier du monde arabe, à l’origine du projet. La tour (entourée d’un cercle sur notre photo satellite) constitue le fleuron d’un quartier qui a coûté 20 milliards. Elle devrait héberger 12 000 personnes, des bureaux et  un hôtel Armani.
De source généralement bien informée, on apprend que Cheikh Ben Laden n’attend plus que la livraison par Airbus d’un A 380 pour l’envoyer se crasher contre cette tour du diable.
À ma connaissance, Château-Khalifa n’a fait l‘objet d’aucune fatwa, ni pour ni contre. Pourtant, il ya aurait de quoi dire. Je livre quelques éléments de réflexon aux oulémas qui voudraient se pencher sur la question.
Parmi les signes de la fin des temps et de l’approche du Jugement dernier, le Prophète (صلى الله عليه و سلم), répondant à une question de Jibrîl (عليه السلم) indique celui-ci : "Quand tu verras (…) les va-nu-pieds, les gueux, les miséreux et les bergers rivaliser dans la construction de maisons de plus en plus hautes." (hadith rapporté par Al-Boukhâri et Mouslim)
« Bâtissez-vous par frivolité sur chaque colline un monument? Et édifiez-vous des châteaux comme si vous deviez demeurer éternellement? », demande le prophète Hûd (عليه السلم), descendant du prophète Noah  (عليه السلم), au peuple infidèle des Aad dans le Coran (Sourate 26, As Shuaraa, Les Poètes, 128-129) et il ajoute : « Je crains pour vous le châtiment d'un Jour terrible. » Et le châtiment viendra, sous forme d’une sécheresse, apportée par un « vent stérile », les Aad s’étant repentis trop tard de leur orgueil.

Le mot de la fin à un autre immortel, le grand Bertolt Brecht :
Questions que se pose un ouvrier qui lit

Qui a construit Thèbes aux sept portes ?
Dans les livres, on donne les noms des Rois.
Les Rois ont-ils traîné les blocs de pierre ?
Babylone, plusieurs fois détruite,
Qui tant de fois l’a reconstruite ? Dans quelles maisons
De Lima la dorée logèrent les ouvriers du bâtiment ?
Quand la Muraille de Chine fut terminée,
Où allèrent ce soir-là les maçons ?  Rome la grande
Est pleine d’arcs de triomphe. Qui les érigea ? De qui
Les Césars ont-ils triomphé ? Byzance la tant chantée.
N’avait-elle que des palais
Pour les habitants ? Même en la légendaire Atlantide
Hurlant dans cette nuit où la mer l’engloutit,
Ceux qui se noyaient voulaient leurs esclaves.

Le jeune Alexandre conquit les Indes.
Tout seul ?
César vainquit les Gaulois.
N’avait-il pas à ses côtés au moins un cuisinier ?

Quand sa flotte fut coulée, Philippe d’Espagne
Pleura. Personne d’autre ne pleurait ?
Frédéric II gagna la Guerre de sept ans.
Qui, à part lui, était gagnant ?

A chaque page une victoire.
Qui cuisinait les festins ?
Tous les dix ans un grand homme.
Les frais, qui les payait ?

Autant de récits,
Autant de questions.


Ayman El Kayman, délégué local de l’UMTA (Union mondiale des talib amateurs, Al Intihad Al Alami Li Talabati Al Houat)


* L’auteur fait ici un triple jeu de mots, dont il reconnaît être assez fier, entre Docteur Folamour, foul (fèves en arabe) et oufoul (la fin en arabe).

Bonne semaine, quand même !
Que la Force de l’esprit soit avec vous !
...et à la semaine prochaine !

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