jeudi 29 octobre 2009

Qu’il y ait des riches, n’est-ce pas un droit des pauvres?



par Santiago Alba Rico Traduit par  Gérard Jugant, édité par Fausto Giudice, Tlaxcala 

J’ai eu l’occasion d’écrire que dans le monde il existe seulement trois classes de biens: universels, généraux et collectifs.
Les biens universels sont ceux qui nous suffisent pour qu’il y ait un exemplaire ou un exemple pour que nous nous sentions universellement tranquilles. Ce sont les choses qui sont là, et qu’il n’y a pas lieu de prendre avec la main ou posséder de manière individuelle : il y a le soleil et il y a la lune, il y a les étoiles, il y a la mer, il y a un Machupichu et un Everest, il y a un Taj Mahal et une Chapelle Sixtine, un Che Guevara et un Saint François, il y a Garcia Lorca et José Marti et Garcia Marquez et Silvio Rodriguez et Cintio Vitier.
Les biens généraux sont ceux, en revanche, qu’il n’est pas nécessaire de généraliser pour que l’humanité soit complète. Il ne suffit pas qu’il ait du pain dans le palais du prince ou qu’il y ait une maison dans le jardin du comte; ce sont les choses qui doivent être ici, que tous nous devons prendre avec la main ou dont nous devons bénéficier personnellement : nous avons de la nourriture, un logement, de l’eau, des médicaments et si nous ne les avons pas c’est parce que quelque chose ne marche pas bien dans ce monde. Ce n’est pas une injustice qu’il y ait un soleil unique ou un unique Guernica de Picasso, mais s’en est une qu’il n’y a pas suffisamment de pain pour tous.
Enfin, les biens collectifs sont ceux dont nous devons bénéficier des avantages tous à égalité, mais qui ne peuvent se généraliser sans mettre en péril l’existence des biens généraux et des biens universels. Ce sont les biens, en définitive, qu’il est nécessaire de partager. Ce sont, par exemple, les moyens de production, qui ne peuvent se privatiser sans que cela laisse des millions d’êtres humains sans biens généraux (pain, logement, santé). Et il y a aussi certains objets de consommation, dont la généralisation mettrait en péril le bien universel par excellence, source et garantie de tous les autres biens: la Terre même. Nous devons tous avoir du pain et un logement, mais si nous avions tous, par exemple, une automobile, la survie de l’espèce serait impossible. Le moteur à explosion, par conséquent, n’est pas un bien général dont chacun de nous peut avoir un exemplaire, mais un bien collectif dont l’usage doit être partagé et rationalisé.
Tout au long de l’histoire, diverses classes sociales se sont approprié les biens généraux et les biens collectifs, et en cela le capitalisme ne se distingue pas des sociétés antérieures. Plus inquiétant est ce que le capitalisme a fait, ou est en train de faire, avec les biens universels. Je ne me réfère pas seulement à la colonisation de l’espace, à la privatisation des ondes, des graines et des couleurs ou à la disparition d’espèces, de montagnes et de forêts. Je me réfère, surtout, à la dévalorisation mentale dont ont souffert les “universels” sous la corrosion anthropologique du marché. Il est normal de se complaire dans la vision des étoiles; il est normal de se complaire dans le doux balancement de la neige; il est normal de se complaire dans la lecture du Canto General de Neruda. Ou non ?
En 1895, Cecil Rhodes, impérialiste anglais, entrepreneur et fondateur de la compagnie De Beers (propriétaire de 60% des diamants du monde), contemplait enragé les astres de sa fenêtre, “si clairs et si distants”, si loin de cet appétit impérial qui “voulait et ne pouvait se les annexer”.
À une plus petite échelle, un présentateur de la télévision espagnole déplorait en 2005 qu’il ne fallait pas payer pour contempler la neige qui couvrait les champs et les villes d’Espagne, si blanche et si belle, dégradée dans son prestige par le fait de s’offrir de manière indifférenciée au regard de tous à égalité. Et à une plus petite échelle encore, j’ai connu un poète qui ne pouvait lire les vers de Neruda sans être rendu furieux : “J’aurais dû les écrire moi!”. C’est une chose d’enfants de vouloir la lune et de mères corruptrices de la promettre. Le capitalisme est un infantilisme destructeur. Il isole l’acte puéril d’un enfant mal éduqué et le généralise, le normalise, le récompense socialement. Ce qui est là, ce que nous ne pouvons prendre avec les mains, ce qui est pour cela même à tous, nous appauvrit, nous attriste et ne vaut rien.

"Le Père Noël donne plus aux enfants riches qu'aux enfants pauvres"



Que reste t-il des biens universels? Restent les riches. Les riches sont à tous. Ce qui nous plaît le plus dans le capitalisme n’est pas qu’il produise des voitures, des avions, des hôtels et des machines : c’est qu’il produise des riches. Les orgies babylonesques de Berlusconi, les pensions millionnaires des banquiers espagnols au milieu de la crise, le luxe vulgaire des politiciens corrompus de Valence et Madrid, ne sont pas des taches ou des péchés du capitalisme: c’est pure publicité. La liste des hommes les plus riches du monde élaborée par la revue Forbes n’est rien d’autre qu’une barbare ostentation propagandiste qui génère beaucoup plus d’adhésion au système que l’inégal accès aux marchandises bon marché et banales. Il y a quelque chose d’étonnant que les femmes latino-américaines, interrogées sur leur “mari idéal”, se l’imaginent usaméricain, blond, aux yeux clairs, grand, chirurgien ou entrepreneur, et bien sûr, millionnaire. Ou que dans la nouvelle Chine le père auquel rêvent les jeunes mères soit Bill Gates. Ou que dans la liste des dix personnages les plus admirés par les hommes usaméricains il n’y a pas un seul écrivain ou scientifique, presque tous sont des dirigeants ou propriétaires d’entreprises et tous immensément riches. Ou que la revue au plus fort tirage d’Espagne-avec presque 700.000 exemplaires-soit Hola. Ou que les plus fameux feuilletons de la télévision, suivis par des millions de téléspectateurs, consistent en traités d’anthropologie des classes supérieures (ses habitudes, ses problèmes, ses plaisirs).
Si les pauvres ne peuvent partager la richesse, ils peuvent au moins partager leurs riches. S’ils ne peuvent consommer la richesse, ils peuvent consommer les vies des riches. Bill Gates, Carlos Slim, Warren Buffet, Amancio Ortega sont la lune et le Machupichu et le Taj Mahal du capitalisme. Ils sont le soleil et la neige et le Canto General du marché globalisé. Il se peut qu’ils soient les responsables de ce que le monde va mal, mais ils sont aussi les artisans de ce miracle que nous soyons très contents et que tout nous paraisse bien pendant que nous nous effondrons.
Qui veut l’égalité? L’inégalité, n’est-ce pas un droit des pauvres? Qu’il y ait des millionnaires, n’est-ce pas un droit des mileuristas(1) et des chômeurs? Ne devons-nous pas défendre, armes à la main, notre droit à ce que d’autres soient riches? Ne devons-nous pas leur être reconnaissants pour leurs gaspillages? Ne devons-nous pas au moins voter pour eux?
Cela est le modèle que tentent d’imposer les USA et l’Europe au reste du monde. Non le droit qu’il y ait des étoiles et le Machupichu et les chutes d’Iguaçu et la 9e Symphonie de Beethoven mais qu’il y ait des riches; non le droit au pain, à la maison et aux chaussures mais savoir qui sont et comment vivent les millionnaires.
Révolution? Le pain et la lune.
(Sachant que “pain”, dans le dictionnaire socialiste, veut dire aussi lait, vêtements, maison, hôpitaux et transports publics et “lune” veut aussi dire mer, musique, vérités et souveraineté politique).
(1)  En Espagne, les mileuristas sont des jeunes diplômés qui travaillent pour moins de 1000 euros par mois. (NdT)

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